Haroun et Mountain Wilderness

 

François Labande, garant international, vice-président de Mountain Wilderness France


C'est le 30 octobre 1987, à Biella, que j’ai connu Haroun Tazieff. Il était, comme moi, l’un des six invités français au congrès fondateur de Mountain Wilderness. Nous étions tous deux arrivés tard le soir, et nos hôtes italiens nous avaient installés face à face dans le petit restaurant servant de quartier général aux organisateurs du congrès. Deux heures plus tard, il leur avait fallu presque nous séparer pour nous renvoyer dans nos chambres ; nous aurions été prêts à discuter toute la nuit de la montagne et de ses "gougnafiers". Deux jours plus tard, Tazieff était élu garant international du mouvement, en même temps que Bernard Amy et Patrick Gabarrou : nous tenions là nos trois premiers présidents.

Moins d’un an plus tard, le 19 septembre 1988, Haroun Tazieff recevait à Grenoble la délégation de la première heure pour fonder la section française de Mountain Wilderness, cinq hurluberlus qui croyaient dur comme fer à la nécessité d’une association spécialisée dans la défense de la montagne : Bernard Amy, Jacques Hénin, René Sournia, Crisol Serrate et moi-même. La première réunion dite était tenue dans la foulée, entérinant l’organisation d’un congrès national qui devait se tenir à Evian le 22 octobre. Tazieff dut se résigner à suivre ce congrès depuis Paris, ayant été empêché de rejoindre les bords du Léman à cause d’une grève des trains et avions. Ce jour-là, il avait été remplacé au pied levé par Samivel, autre figure emblématique de la montagne sauvage.

Un an durant, Tazieff avait animé les réunions de bureau, donnant de sa personne et ne se contentant pas du tout d’une présidence symbolique. Il était en première ligne à Celliers, pour la première fête d’été de Mountain Wilderness, plaidant avec passion la cause de la future réserve naturelle de la Lauzière – sujet encore d’actualité aujourd’hui ! Le tandem qu’il avait formé alors en compagnie de Maurice Bacquet avait impressionné les nombreux visiteurs, et nul doute que l’image de Mountain Wilderness et de "la montagne à vivre" avait été fortement valorisée par ce duo de choc. Un mois plus tard, c’étaient les grands médias qui le suivaient à la trace à l’aiguille du Midi, se méfiant de la pointe de son piolet sortant dangereusement d’un sac tyrolien d’un autre âge : il mettait tout son prestige dans la balance en faveur du projet, alors en pleine phase ascendante, de parc international du Mont-Blanc.

Haroun Tazieff avait passé le relais à Patrick Gabarrou lors de l’assemblée générale de Grenoble, en décembre 1989. L’association était sur les rails, le cap du millier d’adhérents franchi. Mais il ne s’était pas pour autant retiré des affaires de la montagne, et Mountain Wilderness avait pu compter sur lui en maintes occasions. C’est ainsi qu’il avait appuyé personnellement la lettre ouverte à Michel Rocard, premier ministre à l’époque, dans laquelle nous réclamions un moratoire sur les constructions de remontées mécaniques ; les propositions contenues dans cette lettre avaient été en grande partie reprises un an plus tard par le ministre du tourisme Jean-Michel Baylet.

Il participait activement aux assemblées générales. Les anciens se souviennent sans doute de son intervention magistrale sur les feux de forêt, en décembre 1990 à Lyon, lorsque vint sur le tapis le problème posé par le gigantesque incendie de la montagne Sainte-Victoire. Explications techniques, ébauche de solutions, tout y était avec la passion en plus, surtout lorsqu’il s’agissait de fustiger "les technocrates qui ne pensaient que Canadairs". Cette passion l’emportait parfois un peu loin, et ses interlocuteurs avec lui. Ainsi à Rome, au retour d’une réunion de préparation à l’expédition "K2 libre", il avait parlé une heure sans reprendre haleine de ses descentes dans les cratères et du délicieux parfum de soufre qu’il y humait, manquant de peu de voir son avion lui filer sous le nez.

Quand nous n’étions pas d’accord, les discussions devenaient épuisantes ! Je me souviens d’avoir passé près d’une heure au téléphone dans une position inconfortable, à contester son appui au redémarrage de Superphénix, alors que nous avions commencé sur un sujet montagnard beaucoup plus anodin. Il en était de même à propos de l’écologie politique, de l’appel d’Heidelberg, de Luc Ferry. Mais qu’importe, car chaque échange portait en lui une remise en cause de nos propres vérités, une puissante envie d’en savoir davantage, et une incitation à l’argumentation objective. Nos conversations sur l’avenir de la montagne et sur ses cicatrices nous entraînaient en général vers une synthèse constructive, efficace et dépouillée.

A l’heure où Mountain Wilderness s’est fortement engagée en faveur d’une politique des transports transmassifs qui puisse dégager la montagne de l’asphyxie routière, il me revient l’image d’Haroun Tazieff dans un reportage de France 3 Montagne intitulé "SOS Montagnes en danger" : accoudé à un bel arbre feuillu dominant le plateau du Trièves, il évoquait le tracé projeté de l’autoroute Grenoble-Sisteron avec ce commentaire : "On ne peut pas faire passer une autoroute dans cet endroit merveilleux, ce serait un crime !".

 

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